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Titre du blog : Du rire aux larmes
Auteur : durireauxlarmes
Date de création : 13-06-2008
 
posté le 27-08-2010 à 21:39:31

LE DERNIER RÔLE 17

 

Chapitre 4 (suite)

 

     Celui-ci avait, dans la petite ville, fait figure de brave homme, en ne la prenant point comme maîtresse, mais en l’épousant. On l’enviait un peu aussi. Il avait dû à son mariage de passer premier commis aux appointements de cent cinquante francs par mois, par la grâce et les recommandations d’un percepteur vieux et célibataire. En vérité, ils en dépensaient trois cents par mois et en plaçaient le triple ! Depuis cinq ans de ce commerce, ils avaient accumulé un joli petit capital, et l’avenir était prometteur. Madame ne voulait pas d’enfants, et Monsieur était de son avis… Plus tard peut-être… 

 

     Ce jour là, un lundi de mi-Avril, Monsieur faisait les cents pas dans le salon. Un pli se creusait entre son nez et son front. Effort de méditation ? Souffrance cachée ? Ennui ? Mauvaise digestion ?… Non, rien de ça ! Monsieur Martel était soucieux de dignité. Il souffrait dans sa fierté ! 

   

      Hier, les valses du Cercle l’avaient crucifié. Quand donc seraient-ils, lui, en frac, elle, en grand décolleté, des valseurs heureux et considérés parmi ces danseurs bourgeois ? Le fiel de ses pensées empâta sa bouche. Il eut un pli désenchanté à la commissure des lèvres. Oh ! Quand donc ? Quand donc ? Tout n’était donc pas parfait ici ? Le lustre, les fauteuils, les miroirs, le bahut, et même cette vitrine emplie de poupées et de bibelots de porcelaine ! ?  


       Il fit le tour de la pièce lentement, étouffant ses pas sur le tapis… Il s’arrêta devant la chaumière rose du grand tableau, celui qui avait coûté douze cents francs, huit fois son mois ! Comme il aimait les chaumières en peinture, et cette montagne dans le fond, avec sa petite église au pied, toute fardée des feux du couchant. Il admira… Il était quelquefois romantique … Puis son regard coula sur une poterie précieuse faite de bleu et d’or mêlés. « Dédette choisit bien ses fleurs, quelles jolies tulipes ! » 


       Il revint à ses amertumes. Oui, tout était prêt, hier, pour cette soirée du Cercle. La dernière de l’année. La dernière ! La robe de dentelle noire à grand décolleté de Dédette, les roses du corsage… Une vraie Carmencita ! Et lui, son frac ! La coiffeuse était venue. On avait mis les bijoux… vaporisé sur tout ça du parfum : « de l’Origan, ma chère, comme la dame à Maître Meunier ! » avait dit Mademoiselle Rose. On était descendu au deuxième, un peu timidement, il est vrai, puis avec assurance. « N’est-on pas aussi riche que beaucoup ? » avait-il susurré à sa femme.   


      Le salon du Cercle s’était ouvert devant eux, sur tout cet univers convoité depuis des mois… Des années… Ils avaient reconnu tout le grand monde de Sainte Marguerite… Ils y étaient tous, et les deux salons en enfilade semblaient une volière précieuse.   

 

      Ils étaient entrés avec une grande révérence, un joli sourire distingué… Qui se figea aussitôt  dans le silence hostile !

 

      -  Les salauds ! » Martel lança trop haut son insulte et sa peau jaune aux joues flasques s’incendia de nouveau, son faciès bovin devint féroce ! « Les mêmes, les mêmes qui ici nous font des grâces ! »


      -       Que t’arrive-t-il chéri ? » Dédette entrait en déshabillé chinois, paraissant articuler des baguettes dans ses grandes manches.


      -       T’as vu ? » fit l’autre, « Les mêmes qui, ici, te pincent les fesses et boivent notre vin… Oui, les mêmes… Là-bas, bouche cousue… Connais pas ! Tu les as vus foutre le camp ? ! » 

 

     -       C’est rien, mon gros. On les aura. Tous ! »     


      Elle sucra le café des deux tasses, puis rancunière et méchante, elle enchaîna :

 

      -       Tu parles. J’ai qu’à les envoyer chez la vieille. Moi aussi je les connais pas ! Ils me verront pas de sitôt ! Je vais devenir rosse et ils verront de quel bois… »

 

      -       Faut pas faire ça Dédette ! » C’était un cri d’épouvante ou un cri du cœur, « T’as qu’à voir, nous en sommes à soixante deux mille, sans compter tout ça ! » Il fit avec son bras, un mouvement tournant qui happait tout au passage. Elle fit « oui » de la tête en avalant son moka, posa sa tasse et releva le pantalon de son pyjama qu’une large ceinture n’arrivait pas à maintenir sur ses hanches minces. Elle conclut, logique :

 

      -       Oui, faut être sage. On peut pas avoir les sous et les honneurs ! Ca viendra, patience, la queue du chat est bien venue ! »  

  

      Il la trouva adorable, eut un mouvement gentil, presque marital, pour lui prendre la tête et lui assurer : 

 

      -       Oui, ma Dédette, c’est ce qu’il faut faire. Et quand on ira chez le notaire pour acheter trois ou quatre maisons, tu verras l’effet que ça leur fera à tous ces cornards ! »   


        L’effet de ses paroles l’arrêta net. Son adorable épouse se prit à rire si fort qu’elle en toussa. Il lui fit paternellement de petites tapes dans le dos, puis, riant à son tour, ils se retrouvèrent tous les deux dans les bras l’un de l’autre, comme d’honnêtes époux émus.

 

      -       En attendant » dit-il pour faire diversion, « Si tu voyais la tête de Paulin depuis qu’il est venu ici ! Il en est pas encore revenu ! Quelle misère chez lui ! On est reçu dans la cuisine, sous une lampe nue, devant une vieille table où les deux gosses entassent leurs livres et leurs cahiers, sur la toile cirée,  pour leurs devoirs. Quelle misère ma Dédette, de quoi faire rougir un bohémien !"      


      La bonne humeur reprenait ses droits. Le contraste entre la toile cirée recouverte par les cahiers des deux gosses et leur salon, fleurissait d’un sourire railleur et méprisant leurs visages de gouapes. Il but le restant de son café, soupira, étira sa silhouette ronde et déjà avachie.

 

     Il était neuf heures bientôt. Martel se préparait à partir au bureau, faire figure d’honnête homme. Il sortit ses manchettes, embrassa distraitement sa femme. Le vestibule lui restitua son visage sérieux de bureaucrate en le vêtant de son manteau. Il caressa de son œil rond et sans pensées tout l’appartement aux portes ouvertes et tout ce qui y brillait.  

 

     -       T’en fais pas p’tite, tout s’arrangera un jour ! » Son œil se plissa sous un rôt.

 

      -       Va vite, mon chou. » Elle le poussa presque amicalement, il est vrai, hors de la porte. Elle revint devant le miroir, souleva une mèche, refit sur son doigt une boucle.

 

      -       Ballot ! » fit-elle tout haut, « quand le pèze sera suffisant c’est pas pour finir avec toi. » Elle eut un sourire énigmatique : « Dans cinq ans je file, et sans toi ! Et bien malin si tu me retrouves ! Mais pour le moment, je suis Madame Martel, et c’est plus cher … » 

 

  (à suivre) 

 

marieclaude.peyraud@gmail.com 

 

 

Commentaires

Ooz le 28-09-2010 à 21:16:36


j'ai beaucoup aimé ce passage, on croirait lire du Balzac !


J'ai beaucoup de temps à rattraper sur ton blog ...


Marie-Claude j'ai eu une petite-fille par mon garçon à la fin de février, et aujourd'hui ma fille a eu son bébé. Je suis immergée de bonheur joyeux


Je t'embrasse ♥