MAMAN,
Il y a bien longtemps que je n’ai plus écrit ce mot au début d’une lettre : Maman !
Depuis vingt et un ans ! Depuis ta mort à quatre vingt quatre ans ! « Une belle mort » a-t-on dit !
Il ne t’a fallu que huit heures pour t’effondrer comme une bûche dans un foyer. Après ton petit déjeuner, à dix heures, alors que tu venais de commenter avec causticité un débat politique écouté la veille, je t’ai trouvée, assise par terre, hébétée, sur la moquette de ta chambre. Un vaisseau avait probablement explosé dans ta tête, mais tu ne souffrais pas et, physiquement rien ne se voyait. Tu étais seulement devenue un robot à qui il fallait donner l’ordre d’ouvrir la bouche, de mâcher et d’avaler. A dix-huit heures, lorsque le médecin arriva, tu venais de mourir depuis dix minutes.
La nature t’a accordé cette grâce : de ne pas réaliser ta fin. Toi, si angoissée par la mort ! Une bénédiction ! Peut-être la seule que t’a accordée la vie, après t’avoir laissé connaître les angoisses provoquées par la guerre et le désespoir de perdre deux fils. Vingt et un ans déjà que tu as suivi mon père, neuf mois après sa mort. Vint et un ans qui m’ont vue te pleurer, te regretter, mais aussi te détester. Oui, tu as bien lu : « te détester » ! Car, en fait, Maman, m’aimais-tu ? Qui étais-tu vraiment ?
Un enfant, toujours subjectif, imagine difficilement que sa mère ne soit qu’une égoïste, doublée d’une égocentriste, alors qu’elle sait tourner de si belles phrases pour lui dire qu’elle l’adore.
Mais maintenant que j’analyse mon enfance avec un peu plus de recul, je te le demande : De quelle sorte d’amour croyais-tu m’aimer ? Car je n’en doute pas, tu hurlerais en lisant ces lignes… C’est pourquoi je les écris maintenant, lâchement, parce qu’il va te falloir choisir un autre moyen pour me répondre. Malgré cette haine, c’est un défi d’amour car j’aimerais tellement un signe qui me prouve que nous pouvons encore communiquer. Oui, prouve-moi que tu es encore là, prouve-moi que tu m’aimes, j’attends ! Tu me manques tellement malgré tout !
Quand j’y repense, quelle mère bizarre tu as été, mais quelle mère passionnante !
Je revois nos longues veillées jusqu’à deux heures du matin. Mes quatorze ans enthousiastes n’avaient pas assez de raison pour réaliser que je n’avais plus que cinq heures à dormir. Pour toi pas de problème, tu te levais à neuf heures ! Qu’importait si ta fille pleurait de sommeil pendant le cours de géographie ou de latin ? Papa, réveillé par nos éclats de voix, passait une tête endormie, derrière la porte : « Vous avez vu l’heure ! Vous êtes folles ! » Mais à deux, nous bâtissions des mondes, rien ne pouvait nous arrêter dans notre élan. Nos personnages de roman prenaient corps. Nous les plongions dans le drame, et, selon les caractères dont nous les avions dotés, il ne nous restait plus qu’à les suivre jusqu’à l’aboutissement.
Aurais-je été la même s’il n’y avait pas eu ces instants de délire ?
Par contre je me souviens avec horreur des crises de jalousie que tu faisais à mon pauvre père qui avait parfois le malheur d’admirer un de mes poèmes. Oh ! bien sur, tu étais trop fine mouche pour l’attaquer directement sur ce sujet. Mais cinq minutes après tu le traitais de « stupide » pour autre chose, une vétille, et tes insultes duraient deux jours. Que je chante et tu m’interrompais pour finir la chanson ! Que je danse et tu citais les exploits de ta jeunesse ! C’était toujours toi la meilleure !
Pourtant, il y avait, en public, cette façon insidieuse de me vanter à outrance sur des qualités que je ne possédais pas. Une insistance qui me faisait perdre tous mes moyens parce que je pressentais la réplique négative, pensée tout bas, mais jamais dite, par politesse. Te souviens-tu aussi de ma révolte, lorsque, par trois fois, tu avais rajouté un village au fond d’un vallon, sur une aquarelle que j’avais peinte ? Tout cela parce que tu ne pouvais concevoir que les traces de pas (du couple suggéré) qui se rencontraient dans la neige, aillent se perdre au loin, sans but. Tu ne pouvais accéder au mystère que je voulais créer. Il t’angoissait et tu ne me donnais pas le droit d’exister en dehors de toi.
Pourquoi, aussi, te dépêchais-tu tellement de répondre à ma place aux lettres des jeunes gens qui me faisaient la cour ? ! En laissant soigneusement deviner ton style de femme mure, voulais-tu leur laisser penser que j’étais trop débile pour écrire ? Heureusement, ils recevaient une seconde lettre ensuite, et nous en avons ri souvent. Nous avons ri, mais rassure-toi, nous savourions ta prose.
Tes conseils pour m’habiller ou me coiffer étaient d’un goût si douteux que j’avais l’impression d’être conseillée par une rivale qui cherchait à me vieillir ou à me dévaloriser. Tes remarques étaient parfois si blessantes qu’elles complexaient l’adolescente que j’étais, déjà en proie au doute, mais finalement je réagissais. Ma colère devenait motivation : je voulais te surpasser ! Cette guerre me donnait le goût du combat !
De l’enfant docile que j’étais, tu faisais un petit singe savant qui lisait le journal à quatre ans et demi, extrayait les racines carrées de grands nombres à neuf ans, et se retrouvait avec les grandes du certificat d’étude à neuf ans, parce que tu ne voulais pas me voir partir trop jeune en sixième. Le car, le trajet, les accidents, les voyous, les enlèvements possibles te terrifiaient. Mais pour arriver à ce résultat final, tout à fait normal, que de vacances gâchées par d’interminables dictées aux participes pervers, que de problèmes indirectement proportionnels dont tu compliquais à ravir les intérêts rajoutés au capital dans des temps dissemblables. Que de cris et de larmes ! Que de réveils intempestifs, en pleine nuit, pour me faire terminer un exercice oublié. Maintenant que je suis mère je pense que tu me détestais parfois pour agir ainsi. De quoi te vengeais-tu ?
Mais en y réfléchissant bien, ce climat de lutte, de compétition mère-fille, n’a-t-il pas été bénéfique quelque part ?
A quinze ans j’écrivais seule mon premier roman parce qu’il fallait que je force ton admiration que tu ne me distillais qu’au compte gouttes.
Maman ! Quels sentiments contradictoires lorsque je pense à toi ! Comme je t’aime et comme je te hais !
Je t’aime pour ces après-midi que tu jugeais trop froides pour m’envoyer à l’école. Tu me gardais alors dans la chaleur de la grande cuisine. Tu me faisais la classe, mais tu me racontais aussi des histoires merveilleuses où les plantes et les nuages se parlaient… Tu me faisais prendre conscience aussi de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Nous passions des galaxies à l’atome. Nos voyages étaient vertigineux pendant que je regardais passer, dans le carré bleu de la fenêtre, mes camarades qui rentraient chez elles, le nez rougi par le froid de la bise. Plus tard, lorsque de telles absences n’étaient plus permises, tu réchauffais mes retours par de délicieux goûters, ces gâteaux que j’aimais tant et que tu cuisinais chaque jour. Quelle fête du palais que de tremper cette légèreté vanillée dans les délicieux chocolats mousseux que tu me servais.
Mais je te hais aussi lorsque je repense à cette scène affreuse que tu me fis alors que je n’avais que trois ans. Pourquoi m’avoir fait croire toute une nuit que tu ne m’aimais plus ? Pourquoi m’avoir dit que je n’étais plus ta fille et que tu ne me pardonnerais jamais ? C’est moi qui ne te pardonnerais jamais ces heures, ces minutes, ces secondes où, le visage inondé de larmes, toute la nuit, je grimpais difficilement sur ton lit, plusieurs fois, pour que tu m’embrasses enfin, et tu me renvoyais, désespérée. Papa essayait bien de me consoler, de calmer ta rage subite, disproportionnée au caprice que j’avais fait dans le magasin pour « une si belle boîte de chocolats ». Mais tu étais intraitable et c’était ton amour, le tien, que je voulais regagner ! Tu l’avais achetée, cette boîte, malgré toi, mais comme j’aurais préféré deux gifles ! ! Tu me faisais payer ta faiblesse ou autre chose que j’ai cru comprendre plus tard …
Oui, tu m’as toujours bien précisé que tu avais désiré ma naissance pour remplacer un petit frère mort à dix mois d’une mastoïdite. Seulement, lorsque j’avais quatre mois, tu as perdu, par la faute d’un médecin dont tu m’as laissé l’ordonnance, ton grand fils de dix-neuf ans, notre Dieu à tous les trois, mon frère que j’adore encore. Et lorsque tu pleurais et que tu cherchais à me faire partager ton chagrin, dans tes explications désespérées, j’ai deviné très tôt qu’il n’y avait pas de comparaison entre la perte d’un bébé et celle d’un grand fils qui a partagé dix-neuf ans de sa vie avec sa famille, dont l’exode et la guerre. J’en ai vite conclu, car le malheur mûrit les enfants, que c’est moi qui aurais du mourir, à quatre mois, et qu’au fond de toi, ces accès de rage se justifiaient ainsi.
Voilà, maman, pourquoi tu as fait de moi une écorchée vive, culpabilisant pour rien, mais adorant la Vie, passionnément.
Tu n’as pas été une mère parfaite, loin de là, mais je suis persuadée que la perfection n’engendrerait que la fadeur. Et pour paraphraser Montaigne, si je suis ce que je suis « c’est parce que c’était Toi, c’est parce que c’était Moi ». Une mère fantasque et désespérée, une fille délirante et déchirée, qui se sont tellement torturées, mais qui ont vécu si intensément leur relation.
Réponds-moi, Maman.
S’il te plaît !
Ta Mine.
Commentaires
C'était juste un essai pour voir si l'absence désolante de commentaires n'était pas due à un problème technique.
Mais non, malheureusement !