Chapitre 4 (suite)
Depuis bientôt un lustre ils étaient locataires de ce « cinq pièces chic », dont un salon confortable disait la réussite. Monsieur le Maire de Sainte Marguerite aurait pu, sans faire de faux, délivrer un certificat de bonne vie et mœurs à Madame Martel. Si, aux kermesses catholiques, elle ne tenait pas un comptoir de vente, c’est que Monsieur le Curé avait une délicatesse morbide qui lui faisait rejeter comme abjectes les délices de telle compagnie.
Peut-être, en fait, avait-il tort ? A part la maison hospitalière du dénommé « Peau Rousse » qui avait quatre pensionnaires à cheveux coupés courts pour le menu fretin de Sainte Marguerite, c’est Madame Martel et une autre du même acabit qui maintenaient le bon équilibre des Messieurs bourgeois de la gentille petite ville. Les quatre « Margotons » pour la plèbe, et, pour les délicats : Adèle et Madame Martel. L’une vieillissante et riche, un peu à la retraite, sujette à la goutte et à quelques affections tardives pour des neveux qu’elle avait haussés jusqu’à l’uniforme d’officier, et l’autre, pétulante, faisant feu des quatre fers, pleine de dignité, d’allant et de compréhension…
Ignorant ses parents et ses amis restés dans la médiocrité, elle enlevait un peu de somnolence à la ville. Sainte Marguerite comptait ses toilettes, ses robes, s’émerveillait de ses chapeaux et de ses peignes d’écaille, s’éblouissait de ses strass, copiait ses manteaux et ses chaussures craquantes et fines qu’elle ne réparait point, même et surtout pas chez son père !
Elle avait peu d’amies. A part la dame buraliste de la rue de la République qu’elle recevait élégamment pour « l’épater ». Elle fréquentait aussi, un peu, la dame du pharmacien qui lui donnait pour sa peau le nom d’une crème ou d’une poudre qui faisait merveille.
Elle aimait éblouir et recherchait en vain des relations flatteuses, mais là était le « hic ».A part les commerçants qui en disaient grand bien et qui se disputaient cette cliente, elle n’avait comme amies que Mademoiselle Rose, la coiffeuse, qui venait ordonner boucles et chichis, en lui rapportant les potins, et Mademoiselle Camille, la modiste, qui parachevait le génial talent de Mademoiselle Rose.
Elles sortaient quelquefois pour goûter toutes les trois au salon de thé, ou cueillir les premières violettes. Elles protégeaient leur teint des ardeurs du soleil par une ombrelle brodée assortie aux mitaines. Martel, mal à l’aise dans des souliers trop étroits, tenait précieusement un appareil de photographe qui fixerait à jamais les dames près du faune de pierre du jardin de ville. « Le soleil fane » disait la bonne demoiselle Camille, « et comment ma chère » roucoulait Dédette. La conversation était fade, sans chaleur, décousue. Les dames de la société catholique rougissaient et s’écartaient en les croisant. Les autres, les grandes dames du Cercle, les « enviées », les regardaient fixement pour leur faire baisser les yeux, et Mademoiselle Camille perdait parfois une cliente ou en gagnait une autre. La démarche lascive de l’une augmentait la lourdeur de l’autre. Il y avait compensation. Les manchons cachaient les crispations des mains en hiver. Le jeu des ombrelles en été fardait les visages d'ombre rose. Dédette, la sauvage, avait établi pour toujours un sourire doux et prometteur sur le sien. Elle le croyait de bon ton. Elle souriait à son image dans les glaces, aux Messieurs de la petite ville, aux jeunes, aux vieux, aux enfants bien habillés. Elle leur disait « Bonjour Mignon » ou « Bonjour Mignonne » comme elle l’avait vu faire aux dames honnêtes du Patronage. Elle ignorait les pauvres, les médiocres qui lui rappelaient son enfance sordide d’enfant de barrière et de piteux quartiers. Elle tournait seulement la tête de l’autre côté, croyant que la pauvreté était contagieuse, et souriait en écoutant ses fins souliers. Elle aimait ce miaulement de cuir fin et souple.
Pendant vingt ans elle avait été nourrie de plus de taloches et de pain rassis que de gâteaux. Elle avait encore, en y pensant, un haut le cœur qui la faisait pâlir. Vêtue de hardes données par une famille riche, elle se trouvait alors si ridicule qu’elle détestait la vie et cette ville. Pendant un certain temps, de douze à dix-sept ans, elle était devenue une sorte de Sainte : Messe, confesse, patronage. Puis après dix-huit heures, vers quinze ans jusqu’à son mariage, elle avait tâché d’imiter les héroïnes de ses romans feuilletons. Sous la pénombre de vieux lavoirs désaffectés, elle rencontrait les quatre clercs de notaire de l’étude d’en face. Ils étaient jeunes, sincèrement jaloux les uns des autres, mais trop honnêtes pour faire long feu avec cette rouleuse.
Ses petits péchés s’étant répandus, car les petites villes ont des yeux et des oreilles partout, quelques vieux Messieurs, bien habillés, avaient apprécié ce fruit acide, en avaient dit du bien à leurs femmes qui s’étaient intéressées à cette charmante et pieuse enfant…
Elle venait faire la lecture à ces généreuses matrones, elle repassait aussi leur linge fin, et, celles-ci, en échange, lui apprenaient les manières décentes de sourire ou de baisser les yeux. Malgré tout, les attitudes de la petite Dédette restaient équivoques, même policées, et un peu canaille jusque dans la prière. Elle avait une façon de marcher, de remuer, qui la livrait toute, sans pudeur. Chaque geste était un don ou un refus. Ses silences, ses sourires, plus éloquents que sa parole, ses cils qui palpitaient sur des yeux presque éteints et un peu globuleux plaisaient aux hommes… Elle incarnait l’élément trouble, vulnérable, le péché originel. Ils aimaient la frôler, rencontrer ses regards, la troubler un peu. Le temps aidant, tout doucement, elle était devenue Mademoiselle Odette, la fiancée de Monsieur Martel, commis de perception.